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Franca Mai la singuliere
L’ultime Tabou : Critique de Philippe Cesse pour Arts Livres

-  Critique de Philippe Cesse

-  parue dans Arts Livres

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Roman résolument abouti et humain : concis, ciselé et pertinent, autant que tendre, douloureux et perspicace. Pour rendre cette histoire de meurtre d’enfant sur fond de pédophilie avec pareilles aisance et maîtrise, Franca Maï dut longtemps macérer son sujet, avant de l’intégrer...

D’emblée, le chapitre premier pose le cadre : quarante-cinq jours d’angoisse et de canulars pour madame Alvy avant que la police ne retrouve sa fille unique... En fait de Betty, son cadavre. Le chapitre suivant en précise les conditions, macabres : tuméfiée, défigurée, abusée, partiellement carbonisée, le reste du corps pourrissant entre les vers festoyant... Puis deux ans encore pour retrouver l’assassin.

Les chapitres égrènent la détresse d’une mère meurtrie en son âme et conscience, rappelant à maints endroits comment elle ne survit plus que pour sa fille : « si Betty a vécu ce martyre, moi, sa mère, je dois être capable de regarder jusqu’au bout de l’horreur (p.63) ». Et elle culpabilise : « je crois avoir été une piètre mère, incapable de protéger l’âme qui m’était la plus précieuse au monde. Incapable de la dégager du froid. Et j’ai froid (p.81) »... Si elle reconnaît griller « clope sur clope. Je n’ai plus ma fille pour me réprimander gentiment (p.37) », c’est aussi une femme lucide sur le monde adulte, et qui au besoin peut joindre l’acte à la parole : «  j’ai une force insoupçonnable. En voyant mon gabarit et mon poids plume, on pourrait penser le contraire. C’est mal me connaître. Ne vous fiez pas aux apparences (p.62) »... Elle oscille entre deux caractères, tantôt volontaire dans ses prises de position, tantôt désemparée au souvenir de sa fille à qui elle ne cesse de s’adresser en pensée, triste et impuissante :

c’est que chaque être a plusieurs facettes, et elles ne s’expriment pas au même moment.

La chute, pleine d’espérance, contraste avec le dénouement de l’affaire, morbide et abject selon les canons du polar aujourd’hui : l’intéressée l’évoque sans plus détailler, une réserve de bon aloi.

C’est sans conteste le roman le plus ramassé et personnel de Franca Maï : chapitres courts, sans fioritures, droit à l’essentiel. Ce n’est pas non plus un manifeste sur l’infanticide ou la pédophilie, mais plutôt deux récits imbriqués, centrés sur le sentiment : percutants ou illustratifs, les dialogues sont généralement dialectiques. Madame Alvy expose volontiers sa vie, ses sentiments et opinions à monsieur Bernard, pédophile latent, qui lui donne la répartie avec ses propres positions et interrogations, et inversement : leur échanges, sous la plume de l’auteur, commentent la sexualité adulte et recoupent les principaux arguments du débat médiatique sur les raisons et conséquences des abus sur mineurs. Le titre d’Ultime Tabou vise le relatif silence entourant les abus et meurtres sur enfants : « les gens sont fermés et n’écoutent jamais la voix différente de crainte de se reconnaître un peu dans le miroir tendu. Ils préfèrent penser que ça n’arrive qu’aux autres (p.90) » ; cela est confortable. Mais monsieur Bernard, un temps soupçonné, n’y est pour rien : cette découverte ouvre aux deux adultes la voie à des confidences mutuelles.

Regards sur la Sexualité adulte

L’homme, jadis professeur de musique improvisé, avait tendrement aimé une très jeune fille, sans en abuser ( ou peu s’en fallut ) : « nos jeux étaient très sophistiqués mais jamais je ne la pénétrais. Je ne voulais pas la blesser. Elle devait me rester pure. Jamais je ne l’avais laissée s’amuser avec ma verge, malgré son insistance. J’avais délimité notre territoire. Je lui transmettais toute ma culture musicale sachant que les graines plantées s’épanouissaient avec noblesse (p.79) ». Mais pour leur malheur le pot aux roses fut vite découvert : « madame Alvy... Mon histoire était belle, ils ont tout souillé en cherchant leur vérité. Mais je vous assure que c’était un amour d’une pureté incroyable (p.40) ». Depuis cet épisode, très conscient de ses inclinations et libertés, monsieur Bernard s’en tient à ses garde-fous : « le monde est peuplé de gosses, madame Alvy. Les parents n’ont pas à les tenir en laisse. Et je refuse de vivre dans une île déserte. Je m’arrange pour éviter le contact avec eux. Lorsqu’ils ont besoin de s’épancher, je les dirige d’office vers un collègue. Je surfe sur Internet quand j’ai un besoin physique. Je me contente d’images virtuelles (p.86) ».

Et à madame Alvy qui ne manque pas de lui signifier plusieurs fois combien ces images sont prises sous la contrainte et infligent aux jeunes protagonistes « un viol physique et mental (p.120) », il répond : « Reine n’était pas une gosse, madame Alvy, mais une poupée craquante parfaitement consentante (p.83) »... Et il décrit sa sensualité en pleine efflorescence, que la bienséance ( ou la peur d’une inconscience ) tend à nier. Malgré cela, madame Alvy aide son voisin avec « une découpe représentant la petite fille idéale. Celle qui le fait rêver » et à quoi elle confectionne aussi des robes d’enfants, pour qu’il s’y soulage les reins à discrétion. Comme elle le remarque judicieusement, c’est « un remède que nous avons trouvé pour ne pas passer à l’acte, pour le rendre inoffensif sans trop le frustrer. Une réponse imaginative à la protection de l’enfance (p.116) ». Voilà une attitude généreuse et toute féminine, simple et constructive vu combien l’attirance pour les Lolita balaient interdits et coercitions : « je suis toujours à la recherche de cet état de grâce. Et rien - ni la prison, ni l’opprobre, ni les raclées, ni la peur, ni la loi - ne m’empêchera de sombrer et de plonger dans les eaux noires de l’interdit si l’occasion de présentait (p.85) ». Le lecteur curieux trouvera quelques éléments d’explication scientifique à l’attrait des Lolita dans La Femme Nue ( en particulier, à néoténie ).

Madame Alvy, quant à elle, est femme avertie, jadis plutôt « indépendante, féministe, sûre de moi, menant des combats altruistes pour que le monde change... J’étais légère avec les hommes, je ne voulais pas m’encombrer d’un quotidien domestique. Je naviguais dans des amitiés amoureuses. Je ne de désirais pas m’amarrer (p.97) ». Mais un jour, le coup de foudre, de ces rares qui terrassent ; mordue à pierre fendre, elle s’avoue : « Roberto, je te connais mieux que personne. Je t’ai aimé comme une chienne, véritable ombre de son maître. Je rampais à tes pieds tellement j’avais peur de te perdre J’acceptais tout. Tes mensonges, tes hallucinations, tes trahisons, tes humiliations, tes beuveries. Tu pensais que j’étais dupe [...] J’ai fait semblant de croire à tes balivernes car je t’avais dans la peau (p.97) ». Puis, la déception, la fuite, la longue descente aux enfers et l’impuissance du cœur devant son infortune : « lorsqu’elle me demande pourquoi son père ne la voit pas, je ne sais que dire. Comment expliquer à une enfant le désamour après la folle passion. Le champ de bataille glauque (p.31) »... Mais elle avoue à monsieur Bernard : « oui, c’est exact. Je suis une femme divorcée. Libre. J’ai des amants (p.24) », même si parfois « j’exerçais juste un semblant de pouvoir de séduction pour me persuader que la machine ne rouillait pas. L’amour de Betty me comblait (p.114) ». Enfin, plutôt deux excuses morales que s’invente la conscience pour justifier que le soi suive ses ’instincts’...

Alors confidences pour confidences, monsieur Bernard se dévoile progressivement, et revient sur une image déjà perceptible dans d’autres romans de l’auteur, celle de la femme « reléguée au rôle de porcine consentante (p.119) », dixit madame Alvy. Par une curieuse coïncidence avec le coquillage porcelaine ainsi nommé par les Romains qui avaient noté sa ressemblance avec la vulve porcine, monsieur Bernard précise plusieurs fois : « je ne faisais que les sodomiser, leurs vagins touffus me répugnaient. Je ne les aimais que la tête enfouie dans l’oreiller [...] Pour moi, elle n’était qu’un trou. Facile et disponible. Elle n’était rien [...] J’ai vite compris que je pourrais utiliser son bassin comme je l’entendais (pp.53, 68, 75) ». Ou plus prosaïquement, la femme ou l’hantise du simple ’vide-burnes’...

Les Autres, cette Engeance

Le roman est aussi celui de la fuite devant l’imbécillité humaine, les deux protagonistes se réfugiant dans ce village anodin où ils devaient se rencontrer : fuite loin du mari sur qui la jeune compagne eut peu de prise, de la famille et de l’entourage délétères de celui-ci, du prêtre justifiant le meurtre de Betty par le prêchi-prêcha des brebis égarées rappelées auprès de Dieu, et de la malveillance du public, des voisins en particulier, si prompts à suivre pas à pas sur les clichés du troupeau : « je ne sais pas, je suis resté enfermé avec vous. Je ne voulais pas vous mettre dans l’embarras et je souhaitais éviter les railleries du voisinage. Les gens sont tellement abjects (p.92) »...

Enfin, plus douloureuse encore : la trahison de l’amant(e) dont le partage de l’intimité supposait resserrer les liens en cas de coup dur : « en achetant les victuailles au marché du village voisin, mon chemin a croisé celui du pharmacien que je n’avais pas revu depuis la tragédie. Il était seul, il aurait pu m’aborder, me prendre dans ses bras, sans rien dire. Je ne lui demandais pas de s’épancher. J’étais en attente d’un geste compatissant. Mais il a reculé, pensant être éclaboussé par les miasmes d’un sale destin, et il m’a évitée. Dire que j’avais pris son sexe dans ma bouche, que je l’avais avalé et que nous avions joui en toute liberté (p.49) »...

Aussi ce court roman aux relents si personnels, uni et maîtrisé, mêle-t-il plusieurs tranches de vie qui surgissent au fur et à mesure que les deux protagonistes blessés se confient, rapprochés par la complicité née de leurs tragédies respectives...

L’ultime tabou

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Franca Maï
Photographiée par Didier Delaine

roman de Franca Maï
Cherche-Midi Editeur
ISBN n° 2 74910 502 1
144 pages 14 x 21,
13 euros ttc
France (2006)