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Franca Mai la singuliere
Pedro : Une critique de la domination chronique littéraire de Marc Alpozzo

« Me poser. Voilà ce qu’il faudrait que je fasse. »

Les romans de Franca Maï débutent toujours à une vitesse surprenante. Pedro, cinquième opus, se déroule dans la même logique. A peine l’incipit, la violence surgit et happe dès le commencement de la lecture. Ni temps mort ni trêve. Le monde de Franca Maï est cette jungle urbaine déjantée dans laquelle l’homme, livré à lui-même, sans Dieu, sans salut, doit, sans cesse, lutter contre la barbarie et la domination.

Mata, 17 ans, élève surdouée et d’une plastique ravageuse, vient de perdre sa mère. La disparition de cette dernière, victime des rouages impitoyables du système social, fait de Mata, une élève en plein baccalauréat, un être soudain épris de rage. La même année, elle découvre l’amour, ses joies et ses tourmentes, avec un jeune garçon Pedro, qu’elle acceptera de suivre jusque dans la lutte armée.

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Christine Van de Putte & Franca Maï
Salon de St Etienne
Di2 Photographe

Cent vingt trois pages vont vite s’en suivre dans lesquelles une violence sourde et parfois aveugle va sévir en maître absolu, faisant de tous ces êtres décharnés, les jouets de ses caprices les plus destructeurs.

Pas un instant, le lecteur n’aura le droit de souffler.

A l’instar des personnages de Franca Maï qui, dans chacun de ses romans, sont lancés dans une quête, quête d’un absolu, d’un idéal perdu, le lecteur subit la violence des humains, leurs humeurs, leur mal être, leur rage folle contre la domination qu’impose une société impitoyable qui transforme chaque individu, indifféremment, d’ange déchu en terrible bête sauvage. Pas même quand Mata et Pedro font l’amour, la moindre sérénité a droit de citer. Exemple : « Puis Pedro s’enfonce en moi et j’ai la sensation que sa queue brûlante va carboniser ma chair. »

A défaut de la moindre sérénité à laquelle aucun personnage de Franca Maï ne peut aspirer, il leur arrive parfois de retrouver quelques courts instants de calme, répit bien mérité dans leur recherche d’un état de grâce.

La littérature de Franca Maï est cela : une littérature révoltée. Survoltée.

Et voilà où le problème se fait jour : le nœud de ses romans réside dans cette opposition entre deux mondes et deux regards. Un monde idéal et un monde réel. Derrière la violence sourde s’abrite une vision candide et humaniste des rapports humains. Si le monde intérieur de ses personnages est un rivage d’innocence, de bonté et de demande d’amour, le monde extérieur, celui du monde du travail, de l’argent, et des affaires, ce terrible mur du réel nous fait comprendre combien la crise de la transcendance, de la spiritualité, crise de la démocratie qui se retourne contre elle-même comme l’a très bien montré Marcel Gauchet, empêche la pensée, l’art, l’homme de se dépasser, kidnappé par l’âge post-critique le prenant au piège d’un relativisme postmoderne aujourd’hui nous étouffant tous, conscients ou non de la misère dans laquelle nous vivons à présent.

Derrière des romans courts et rapides, Franca Maï nous sert le même discours : cette époque est l’une des plus violentes. Les gens sont tristes et creux... individualistes à outrance, égoïstes et égarés...

Plus personne ne se préoccupe de personne.

Le système, pour perdurer, n’hésite pas à broyer les hommes de bonne volonté, opprime les faibles, soumet les plus fragiles. Des hommes mûrs tentent de s’amuser avec les corps de jeunes nymphes, et le système social, telle une machine aveugle et infernale, rend corvéable à merci n’importe quel être humain, sans autre forme de procès.

La vision du monde de Franca Maï est une vision dualiste. Binaire et manichéenne. Une pensée qui certes se défend, et rejoint par-là, la pensée critique qui, depuis 50 ans, se fait essentiellement une pensée critique de la domination. Critique du pouvoir... dialectique enragée qui cherche à en découdre entre la force et la faiblesse. Beau retournement de la pensée taoïste qui exalte le faible contre le fort ; pensée occidentale qui honnis le fort au profit du faible, avec pour corollaire sous-jacent une critique de la domination comme seul état enviable et recevable. Il faudrait probablement revoir l’approche de Michel Foucault à propos de cette ravageuse critique de la domination qu’il avait parfaitement perçue avant tout le monde, vivant dans une société des années 60-70 totalement engluée dans une pensée dominante profondément marxiste. Peut-être serait-il sage de chercher à en sortir... Car là réside très certainement la faiblesse de ce roman. On n’arrive pas toujours à suivre la rage destructrice du personnage principal. Mata, introduite par son amant dans la lutte armée, tue sans état d’âme afin de réagir contre un système qui fait de même. Œil pour œil. La guerre s’étendra jusqu’au dernier. Nietzsche avait écrit que la démocratie avait de forte chance de tomber dans le ressentiment : et voilà que Mata, rêveuse romantique, aspirant à un idéal de démocratie où chacun, à égalité, serait traité comme chacun, finit par haïr et répondre à ses plus vils ressentiments ! Haine rentrée... haine de la hauteur, haine de la beauté... D’où la confusion entre la justice et le juste... d’où cette mimésis inconsciente de ce que la société impose à ses protégés, ramenés à des aptères qui rampent dans leur misérable vie... Tous ces meurtres ! Impossible de ne pas penser : quel gâchis !

La quatrième de couverture écrit à propos de Mata : « Mata, ou la vie crevée d’un ange. » Quoi de plus juste ! Dans leur rêve idéaliste de répartition des richesses, de justice et d’égalité,

les personnages de Franca Maï se fracassent tous contre les récifs de la réalité et les portes d’une société hobessienne qui, à l’image d’une nature darwinienne, ne donne leur chance de survie qu’aux meilleurs.

L’auteur n’en est d’ailleurs pas dupe : elle termine son roman sur ces mots tragiques et irréversibles : « A quoi cela sert-il d’observer les aiguilles d’une montre puisque l’heure n’est jamais idéale. »

-  Marc Alpozzo

PEDRO (JPG)
un roman de Franca Maï
Cherche-Midi Editeur
ISBN n° 978 2 7491 0806 3
132 pages 14 x 21,
13 € ttc France (2007)